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31- Principe de réfutation en sciences humaines: le pouvoir de l'illusion et l'illusion du pouvoir.

 

En sciences humaines, il est toujours très difficile voire impossible d’imposer un modèle. La seule chose qui peut être affirmée est qu'il n'y a à ce jour que 3 vérités indiscutables en ce bas monde: les mathématiques, la physique newtonienne et les processus physico-chimiques. En effet personne ne peut remettre en question la règle que 1+ 3 font 4 en base 10,  qu'un stylo lâché au dessus d'un bureau tombe toujours selon les lois de la gravitation terrestre sur son plateau ou qu'une main soumise à l'action prolongée du feu ou d'une solution d'acide chlorhydrique se trouve définitivement détruite dans l’état actuel de la science médicale. Jamais un objet lâché à la verticale ne peut apparaître dans une pièce adjacente sauf si les constantes de l'univers se mettaient à changer fondamentalement.

Dans ces conditions, il faut bien admettre que toutes les autres connaissances et activités humaines sont tout à fait discutables et récusables car elles ne sont, à y regarder de près, que des points de vue, des règles de jeux, des habitudes qu'on est en droit de refuser, de réfuter au nom du principe kantien esthétique voulant que « des goûts et des couleurs on ne discute pas Â». Il en est ainsi notamment de l'histoire, de la géographie, de la politique, de la philosophie, de la sociologie, de la psychologie, de l'éducation, de la pédagogie, etc. L'existence même, sans cesse renouvelée, de la foison de traités, plus ou moins sérieux en ces divers domaines, prouve bien en elle-même les multiples volontés d’imposer un modèle universel explicatif qui sont sources d'autant de polémiques le plus souvent stériles ou menant à des combats idéologiques pathétiques. Comme le dit l’adage, il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, car chacun au tréfonds de son âme se voudrait en vérité être reconnu prophète en son pays. Pour un esprit évolué, il n'est pas difficile d'admettre cette diversité des avis, des opinions, des manières de faire et de penser, sans pour autant les partager. Le fait incontestable que « tous les goûts sont dans la nature Â»  atteste bien cette légitimité de nos différences qui sont intimement  liées à notre construction personnelle et notre bain culturel d’origine. En effet notre double constitution, d’un côté instinctuelle de nature neurobiologique et de l’autre côté psychoaffective d'origine culturelle,  fait de chacun de nous le porteur d’un patrimoine génétique et d’un patrimoine épi-génétique dont il est difficile de se débarrasser. Ce dernier découle de la résultante de notre histoire singulière constituée d’une accumulation d'expériences, d’aléas et d'apprentissages acquis  par l'expérimentation et l'étude ; mais ce patrimoine épi-génétique provient également d'une somme de savoirs transmis tout au long de notre existence à travers la tradition, l'habitus,  les rencontres, le bain culturel qui nous ont formatés. Par ce fait, notre héritage transgénérationnel est de nature tout à la fois consciente et inconsciente (1). Ainsi l'enseignement, l'expérience, l'imprégnation par langage et par l'observation des attitudes des divers acteurs du milieu social d'appartenance (parent, école, rue, médias) participent grandement voire profondément à nous modeler  dans nos manières de faire, de penser et de ressentir.

La divergence des points de vue, des manières d’être et de faire serait donc à regarder comme un vaste champ de possibles que l'on peut dénommer selon les domaines d’application : règles du jeu, lois, coutumes, savoirs, habitudes, goûts, manies, traditions, etc. Un regard particulièrement objectif ne voit dans ce vaste champ de possibles que les marques des conditionnements, des choix, des interprétations, des activités spéculatives, des croyances, des fables, des histoires que nous subissons ou que nous nous racontons. Ce sont parfois des mensonges qu’on nous impose ou que nous nous imposons sous la pression des diktats de l'uniformisation sociétale des êtres ou de celle, en réaction, de la volonté de résister à tout prix pour un droit égotiste de pouvoir être un sujet singulier, bien  différent des autres (Cf. le N°6 dans la série Le Prisonnier) ou pour échapper à certaines prises de conscience désagréables. La clinique de la résilience est un parfait exemple d’échappement à la réalité psycho-affective (2). C'est bien ce constat universel de la diversité des manières de penser, de sentir et de se comporter, en dehors des champs mathématique et physique, qui nous autorise à pouvoir réfuter n’importe quel point de vue émis par une personne, et ce, sans aucune argumentation particulière, quel que soit notre degré de culture, en vertu du fameux droit kantien à la différence. Sous cet angle, le discours d'un universitaire érudit n’a en somme pas plus de poids, de fondements que celui d'un analphabète qui assènerait un point de vue non étayé. Le discours universitaire serait même chargé selon la philosophe Cioran d'une bonne dose de vacuité dissimulant un vaste néant de pensée au service d'une société abêtissante (3).

 

Si donc selon le principe qu’il n'y a pas de vérités dans les affaires des hommes, il est alors tout à fait possible d'accepter l'idée en particulier qu'il n'y a pas non plus de manière absolue de donner une bonne éducation et qu'il n'y a pas de bonnes croyances ou de théories justes par nature. L'observation naturaliste nous oblige donc à ne voir que des attitudes qu'on nous impose ou que nous désirons bien partager pour essayer de mieux vivre ensemble. En fait, n’existent ou ne s’imposent au monde que des attitudes et des discours qui nous arrangent individuellement ou collectivement à un moment donné et dans des circonstances particulières. Ceci explique l'ensemble des règles, des lois, des jurisprudences, des pratiques, de conceptions et des théories qui régissent les personnes, les groupes et les nations. Ensemble qui par bonheur ou malheur prêtent toujours le flanc à l'interprétation ou à la controverse. A cet égard, les sciences humaines, et plus particulièrement la psychologie, sont des proies extrêmement faciles car elles ont beaucoup de mal à pouvoir se défendre rationnellement contre les attaques de leurs détracteurs, du fait des postulats de base qui les constituent. En tant que sciences molles elles sont de très bons réceptacles d’expression et d’expansion pour les êtres avides de pouvoir et de reconnaissance sans contreparties solides devant des parterres de dévots en quête de maîtres à penser.

Le besoin de prise de pouvoir au sein des activités humaines, sous forme couverte ou ouverte, est une chose entendue. Tentons d'en brosser la genèse sans pouvoir néanmoins en faire la démonstration formelle. Tout homme au commencement de sa vie a été un bébé plus ou moins végétatif et réactif animé par un instinct de vie. Puis en grandissant il est devenu un enfant capable de parler et d'élaborer spontanément une pensée au caractère archaïque essentiellement basée sur des processus identificatoires et projectifs. Ces mécanismes de pensée archaïque ont la spécificité d'être simplificateurs pour appréhender le monde. Ils sont similaires à ceux retrouvés chez les hommes dits « primitifs Â» d’autrefois ou chez les hommes dits « arriérés Â», « sauvages Â», « passéistes Â» caractérisant les sociétés « traditionnelles Â» d’aujourd’hui. Dans ces types de société, les hommes s’inventent ou vénèrent de façon constante, quelles que soient les cultures, toute une série de dieux ou d'éléments intangibles capricieux généralement identiques à l'image humaine et à celle de l’univers dans lequel ils baignent. Cette perspective phénoménologique nous autorise à inverser la parole biblique en postulant que Dieu n'a pas créé l'homme à son image mais que c'est l’homme qui a créé Dieu à son image.

 

La pensée archaïque, comme l’a bien démontré Lévi-Strauss (4), est ainsi essentiellement décrite comme animiste, c’est-à-dire comme tendant à prêter des pouvoirs spéciaux bien codifiés à certains constituants du monde (animaux, plantes, objets, éléments de la nature).  Le principe fondamental du fonctionnement de ces sociétés construites sur la pensée archaïque repose sur une organisation du monde sans failles, sans aléas où chaque chose, chaque être est à sa place et où chaque phénomène trouve une explication aussi délirante soit-elle. Ces sociétés relativement figées laissent cependant une petite marge de manoeuvre dans la prise de pouvoir des humains sur la nature, via la pratique de rites et de rituels usés comme autant d'instruments de marchandage avec les dieux animistes dont on aimerait s'attirer les faveurs.

 

Toutes ces activités d'organisation, de croyances, de marchandage sont également naturellement présentes chez le petit enfant. L'observation clinique montre bien que tout enfant un peu curieux est un petit homme archaïque, cherchant à comprendre le monde. Lui aussi est tout pétri de croyances plus ou moins fantastiques et pratique des rituels plus ou moins absurdes qui le rassurent. De ce constat se comprend mieux sa soif générale à vouloir constituer des collections généralement aussi vite abandonnées, à la faveur souvent d'une autre qu'il trouve, pour des raisons rationnelles ou inconscientes, encore plus intéressante. Ces agissements se comprennent comme  des formes agies mégalomaniaques à visée compensatrice dont le but principal est de dénier son incapacité d'emprise sur un monde encore beaucoup trop vaste et surtout angoissant car non maîtrisable. L'homme primitif agit de la même manière pour se tranquilliser sous des formes différentes. Cependant en tentant de maîtriser de la sorte son univers, cet homme primitif se construit paradoxalement une multitude d'autres mondes ésotériques, scientistes, religieux ou parapsychologiques, tout aussi imprévisibles, conflictuels et contraignants que celui que nous présente la nature mais dont caractère aléatoire se trouve totalement éliminé du fait qu'il a décidé du caractère imprévisible des forces et personnages issus de son esprit. C'est pourquoi rites, cérémonies, sacrifices et besoins de construire des univers métaphysiques ont été spontanément mis en oeuvre dans une logique d'un besoin impérieux d’apaisement et de contrôle des dieux ou des forces imaginés. Le bénéfice d’une telle opération mentale pour l’homme est donc de se donner l’illusion d'un contrôle existentiel afin de se repositionner en tant que sujet actif « créateur-organisateur Â» de l’univers jusqu'à tenter de contrôler ses propres dieux. Cette opération, en  permettant de se promouvoir au statut plus rassurant à la fois de sujet actif (pénitent, négociateur, sacrificateur) et de sujet puissant (démiurge), a l'immense avantage de bâtir un pseudo monde prévisible permettant d'échapper du coup à l'angoisse existentielle d'un univers réel totalement imprévisible. Cette opération, quelque peu compliquée et difficile, le soulage cependant d'une position dépressive après tout encore plus difficile et douloureuse qu'est celle de sujet passif et impuissant. Le prix à payer pour une telle opération, éminemment paradoxale, consiste à exécuter inlassablement des rituels d’apaisement absurdes et fortement contraignants. En psychopathologie on retrouve ces mêmes stratégies de rituels d’apaisement et d’illusion de contrôle à l’avant-plan de la scène clinique des sujets phobiques ou obsessionnels. Chez ceux-ci, on pourrait facilement remplacer Dieu, les dieux ou les « forces Â» par l’angoisse, les peurs, les appréhensions, les craintes, les conflits psychiques, les pensées imposées ou automatiques qui les obligent à faire ou éviter certaines choses, actes, paroles ou pensées. Chez les personnalités dites obsessionnelles-compulsives, la « pensée sauvage Â» naturelle prend clairement la forme de superstitions et de rituels conjuratoires au sein d'une tendance obsessionnelle, faite de manies et d’idées obsédantes qui se fige parfois dans une franche pathologie invalidante illustrée par la clinique des troubles obsessionnels-compulsifs (T.O.C).

 

Les cérémonies et rituels des sociétés primitives, reconnus unanimement aujourd’hui comme autant d'éléments de facteurs de  cohésion et de régulation sociale, avaient certainement valeur en première intention pour les hommes de mettre en scène un apaisement manipulatoire illusoire des dieux et des forces imaginaires. Ces sociétés primitives appréhendaient probablement l'univers selon une conception cosmogonique peuplée de dieux et de forces capricieux et imprévisibles que l’on pouvait cependant amadouer par des procédés plus ou moins compliqués connus et pratiqués en général par les sorciers ou les prêtres. Le tour de force de toutes les cosmogomies issues de la pensée « sauvage Â» consiste à attribuer l'aléa du chaos universel à des entités ou forces métaphysiques en donnant l'illusion tautologique de maîtriser de le non maîtrisable. En effet, si pour une raison ou autre, les pratiques humaines n'ont pu agir sur l'ordre du monde c'est qu'elles n'étaient certainement pas les bonnes ou ne plaisaient guère aux déïtés pour une raison quelconque ou obscure. CQFD! Pour illustrer cette présence ontogénétique d’une pensée archaïque naturelle encore persistante à l’état plus ou moins larvé chez l'homme moderne, même le plus évolué qui soit, relatons ici à titre didactique cette réaction d’un jeune enfant de 4 ans ayant assisté passivement au spectacle de deux voitures se percutant de front et qui déclare spontanément dans sa vision archaïque manipulatoire de la scène perçue: Â« c’est parce que j’ai regardé les totos qu’elles ont fait boum ! Â». Seul le développement des sciences et des lois physico-mathématiques de l’univers ainsi que l’éducation générale des populations a pu permettre de voir régresser ce type de pensée archaïque qui reste néanmoins toujours présent chez le petit enfant pour notre plus grand enchantement et chez l’adulte qui l'exploite en art poétique tel Saint-Exupéry dans Le petit prince . Au quotidien, force est de constater l’existence encore très répandue de superstitions et de croyances ésotériques ou pseudo scientifiques qui témoigne de la vivacité de ce mode archaïque de représentation du monde chez l'homme moderne au côté de modes beaucoup plus rationnels. Les joueurs pathologiques en illustrent les caractères les plus marqués avec leurs martingales, leurs superstitions, leurs chiffres et leurs objets fétiches.

 

On pourrait croire que les sciences dures savent échapper aux sirènes de la croyance. Détrompons-nous! Une nouvelle théorie physico-mathématique qui semble bien fonctionner n'est en fait qu'une nouvelle fiction labellisée « scientifique Â» n'ayant juste l'avantage de paraître plus plausible et opérationnelle que les  précédentes au regard des faits qu'elle tente d'expliquer ou de prévoir. Il en découle qu'une nouvelle théorie scientifique doit naturellement trouver sa validité dans sa capacité à englober les théories jusqu'alors en vigueur dans un domaine spécifique en attendant qu'une prochaine réfutation par une théorie encore plus globale, plus simple en général, l'emporte. Victoire qu'elle mérite bien par sa capacité d’inclure les exceptions qui jusque là restaient encore écartées au nom de l’incrédulité, des lois de la probabilité, du hasard, de l’exception dans le but (inavoué) d'asseoir la dernière théorie jusqu’ici en vigueur par le plus grand nombre. (5) Idéalement le meilleur modèle théorique de compréhension des faits observés exhaustivement est celui qui est capable de rendre compte de tous les autres modèles opérationnels à travers une formule beaucoup plus simple. Et c'est en cela que l'on est en droit de penser, comme l'a génialement pressenti Nietzsche (6), bien avant Freud, que toutes les théories psychologisantes décrivant les diverses attitudes humaines, des plus normales aux plus folles, ont pour origine une seule raison: la volonté de puissance concept qui se rapproche pour nous au plus près de celui de la pulsion d'emprise. Force est de constater la persistance de la volonté de puissance, partout présente, qui agite l'esprit des hommes et dont découle tout le bien et le mal que cet animal pensant s'ingénie à faire depuis la nuit des temps.

 

Ceci, n’empêche aucunement de reconnaître la légitimité des efforts de recherche en neurospychologie, science particulière, semi molle qui s’appuie sur un socle biologique. En effet, contrairement aux autres sciences molles, elle nous permet de mieux appréhender les diverses manières de sentir, de penser, de réagir des individus et des groupes sociaux. Plutôt rejeter d’emblée ou critiquer sur des points de détails une nouvelle théorie psychologique, même sans fondements expérimentaux,  il y aurait lieu de toujours la prendre en compte pour se focaliser sur les diverses pistes de réflexion proposées afin de pouvoir revisiter les zones obscures des diverses conceptions ou de pratiques en vigueur à la lumière du nouvel éclairage proposé. Cette posture d’ouverture d’esprit permettra peut-être dans un avenir plus ou moins proche de sortir des dogmatismes, du flou artistique ou de l’obscurantisme vaseux des détenteurs officiels du « savoir Â» pour enfin relier les connaissances (7). Comme le souligne l'adage populaire, si la parole a été donnée à l'homme c'est bien pour mieux l’aider à dissimuler ses pensées, ses émotions et travestir ses actes. Ajoutons, que bien maniée et avec stratégie, la parole s’avère en certaines circonstances et sur certains types de public éminemment plus efficace que n'importe quel autre moyen pour prendre ou asseoir un certain pouvoir fusse-t-il dans la fuite (8) et ce à moindre coût énergétique. Un esprit totalement libre et ouvert ne répète ni ne rejette le discours de l’autre, il se l’approprie pour faire avancer les connaissances.

 

 

 

Références:

(1) Serge Tisseron. "Vérités et mensonges de nos émotions". Ed. Albin Michel 2005.

(2) Serban Ionescu. "Traité de résilience assistée". PUF, 2001. 

(3) Pierre Macherey. "Jacques Lacan et le discours universitaire." http://philolarge.hypotheses.org/101

(4) Claude Lévi-Strauss. "La pensée sauvage." Ed. Plon, 1974.

(5) Karl Popper. "Conjectures et Réfutations : la croissance du savoir scientifique". Ed. Payot 1985.

(6) Friedrich Nietzsche, "Par-delà le bien et le mal". Ed. de Poche, 1996.

(7) Edgar Morin, "Le défi du XXI siècle. Relier les connaissances". Seuil 1999.

(8) Henri Laborit, "L’éloge de la fuite". Ed. Gallimard1985

 

 

 

 

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