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17a- DE LA THEORIE DES MODULES FONCTIONNELS

INTRODUCTION

 

 

Nous proposons d'expliquer la diversité constatée des fantasmes et des comportements, en tant que productions psychiques au service de la réalisation du désir, comme autant de déclinaisons d'un fantasme originel ou primordial animant tout sujet en vue de retrouver vainement, via la pulsion d'emprise, le vécu originel du paradis perdu " oublié " issue de l'expérience unique et ineffable au sein de la dyade fusionnelle mère-enfant. Comme le souligne le psychanalyste Alain Ferrant, l'hypothèse " d'un travail d'emprise, mis en oeuvre dès le début de la vie, implique l'environnement maternant et repose sur la notion freudienne d'appareil d'emprise, généralement négligée par les auteurs […] L'emprise se dégage d'abord sous forme de travail d'emprise, c'est-à-dire un ensemble de conduites motrices puis relationnelles qui vise à modeler autrui de telles sorte que les conditions de satisfactions soient assurées. Habituellement, l'environnement se prête spontanément à un tel travail, se pliant aux exigences du bébé jusqu'à un certain point. Réciproquement, cet entourage exerce en direction du bébé un travail d'emprise qui, via les conduites d'apprentissages, modèle en même temps ce bébé. Ces emprises croisées dessinent la perspective de l'emprise de vie, de l'emprise bien tempérée. " (1)

 

Dans cette perspective, le désir se définit alors, sous l'angle de la compréhension psychanalytique, comme une motion psychique d'origine interne qui vise à obtenir une satisfaction interdite ou à retrouver une jouissance première dont la trace est inconsciemment fixée dans l'organisme. L'étymologie latine du verbe exister venant de ex-sistere et signifiant " être placé hors de " traduit bien cette nécessité pour être de se trouver séparé de l'autre. De cette sortie obligée de la dyade fusionnelle constitutionnelle se crée chez tout sujet un hiatus, un "trou", un manque-à-être et un manque à-pouvoir-penser la perte . Et de la nostalgie du vécu fusionnel primordial, inscrit au plus profond du soma de chaque être, se " fabrique " le premier fantasme organisateur poursuivant le but irréaliste d'un retour en arrière hautement régressif dans le secret espoir de pouvoir combler un vécu incomplétude constitutionnel. L'étymologie latine du verbe exister venant de ex-sistere et signifiant " être placé hors de " traduit bien cette nécessité pour être de se trouver séparé de l'autre. De cette sortie obligée de la dyade fusionnelle constitutionnelle se crée chez tout sujet un hiatus, un "trou", un manque-à-être et un manque à-pouvoir-penser la perte (2). Et de la nostalgie du vécu fusionnel primordial, inscrit au plus profond du soma de chaque être, se " fabrique " le premier fantasme organisateur poursuivant le but irréaliste d'un retour en arrière hautement régressif dans le secret espoir de pouvoir combler un vécu incomplétude constitutionnel.

 

 

MEMOIRES, INSTINCTS ET PULSIONS

 

Pour comprendre l'organisation psychique des humains et la diversité de leurs comportements, nous devons admettre que la mémoire du corps garde inconsciemment, sous une forme archaïque, la trace non mentalisée de ce vécu primordial fusionnel qui devait procurer au futur sujet à être le sentiment doux et mégalomaniaque d'être le Monde, d'être le Réel. Et en ce temps là, on peut supputer, que Réel et Être étaient pour le sujet totalement innommables, indissociables comme confondus. Inscrite confusément dans notre corps et de notre esprit, la trace mnésique " nostalgique " (3) , l'expérience primordiale laisserait en tous le "souvenir" d'un éprouvé indicible de toute-puissance éprouvée qui aurait fait connaître à chacun d'entre nous l'expérience hors du commun d'être le Réel, d'être Un, l'Univers, le Tout, le Grand Tout comme les dénomment certains auteurs ou mystiques religieux! Cette trace mnésique au caractère "mégalomaniaque" se lierait à un instinct de vie de nature purement biologique qui se transmuterait dans la psyché en une première pulsion, dite d'emprise, pouvant suivre deux destins plus ou moins intriqués selon le tempérament des sujets et ses conditions éducatives ou certains aléas de la vie. Il y aurait ainsi d'un côté une pulsion de vie, d'autoconservation, de toute-puissance " positive " s'originant dans des instincts génétiquement programmés dont les toutes premières manifestations sont les pulsions de succion et d'agrippement. D'un autre côté, il y a lieu de distinguer une pulsion régressive caractérisée par une toute-puissance " négative " que Freud avait pour nous injustement appelée pulsion de mort. La pulsion régressive, imposant à certains sujets le choix de voies masochistes, d'autodestruction, psychotiques, autistiques ou suicidaires, doit être considérée comme l'expression d'une pulsion d'emprise ayant pris une voie particulière plus facile d'accès. Elle serait pour ainsi dire équivalente à une pulsion de vie paradoxale, inversée en son contraire, ayant " choisi" de garantir au sujet sa toute-puissance et son retour régressif dans la dyade mère-enfant jusque dans la mort. Cette position régressive, toute négative, à l'encontre même du principe vital naturel d'auto-conservation, ne peut se comprendre que sous l'angle d'une force vitale irrépressible ne visant que l'immobilité, l'autodestruction, la mort. Le moteur profond de cette position morbide est de toute évidence l'évitement du moindre vécu de frustration, l'évitement de la position dépressive, le non lâcher-prise de l'objet d'emprise.

 

L'impossibilité pour certains sujets à renoncer à la jouissance primordiale les cantonne dans une position de toute-puissance. Ainsi voit-on des anorectiques, des mélancoliques ou des paranoïaques aller jusqu'au bout de leurs logiques aussi mortifères soient-elles. En effet la vie, en bonne intelligence avec les autres et la nature, impose de façon permanente de nombreux renoncements et compromis tout comme elle exige de devoir se soumettre régulièrement aux diverses contraintes et pressions qui s'exercent quotidiennement sur notre corps et notre esprit sous l'effet des multiples forces en jeu. Ces forces sont celles des lois physico-chimiques de la nature, celles des mondes générés par l'homme, celles de la diversité des modes de penser, de sentir et d'agir tant personnels que collectifs sous l'effet du poids des us et coutumes. L'effort de compromis inhérent aux situations de la vie quotidienne est à cet égard le prix à payer pour qu'il y ait un vrai rapport à l'autre. Un rapport qui intègre l'altérité, c'est-à-dire qui admet les besoins de son prochain. Mais chez certains sujets " mal élevés , traumatisés précocement ou hautement régressifs " Tu meurs ou je meurs " ne serait pour eux la seule alternative relationnelle possible pour exprimer leur besoin d'emprise totalitaire sur les choses et les êtres.

 

Dès lors, la voie de la pulsion régressive, jusque dans la mort volontaire ou psychosomatique, est à regarder non comme une séparation du sujet hors du monde mais plutôt comme un équivalent d'une tentation fusionnelle dont témoignent l'attraction et la dissolution du sujet vers le néant de l'univers par suicide actif, passif ou collectif. Ce néant s'imposerait aux sujets régressifs comme un équivalent de la représentation de la dyade mère-enfant dans laquelle la pensée et le corps sont libérés de toute frustration, de tout manque. Ainsi André Green souligne-t-il bien que lorsqu'on "réfléchit aux origines du psychisme, tout travail de pensée (Denkenarbeit), tout travail de jugement (Urtelarbeit), tout acte de pensée (Denkakt) fait collaborer corps et pensée." (4)

 

Il faut bien admettre avec Freud que la base instinctuelle est le socle sur lequel se construit et s'alimente sans répit le fantasme originel régressif sous les masques bariolés de la quête à vouloir satisfaire les besoins des diverses pulsions qu'il infiltre. Dès lors, la notion de plaisir se comprendrait comme la satisfaction d'une pulsion à travers un scénario fantasmatique qui ferait imaginer jusqu'à " faire croire "au sujet qu'il puisse revivre la première béatitude dans laquelle il a baigné. Sous cet angle de vue, la recherche de plaisir est à comprendre comme une entreprise permanente de validation des satisfactions éprouvées biologiquement lors de la rencontre du sujet avec un objet perçu par lui comme pouvant potentiellement le combler. De ce fait, le plaisir se définirait comme la satisfaction d'un besoin ou d'une pulsion à travers la réalisation d'un scénario fantasmatique construit par le sujet dans son manque-à-être constitutionnel. Par-là même, la quête du plaisir, en tant que satisfaction illusoire d'une pulsion, se voit condamnée à se renouveler irrémédiablement, sans jamais réussir à satisfaire pleinement le sujet. Au regard de cette conception, aucun plaisir, aucun objet, aucun être n'estpar nature capable d'égaler le niveau d'intensité du premier vécu de plaisir du temps de la béatitude foetale. Dans cette perspective, l'hypothétique béatitude primordiale est à considérer comme le prototype, le maître étalon du plaisir, et de la satisfaction que peuvent faire vivre l'instinct ou la pulsion sans pouvoir jamais l'égaler. Et ceux, comme certains toxicomanes qui se risquent à vouloir revivre totalement le plaisir-étalon finissent toujours par succomber tel Icare englouti par un soleil qu'il voulait tant approcher.

 

 

ACTIVITES PRE-SYMBOLIQUES ET SYMBOLIQUES

 

A ce niveau de la discussion, il est intéressant de rapprocher les apports théoriques de Winnicott et de Lacan par rapport à leurs notions respectives d'objet transitionnel et d'objet a (petit a) dont les champs sont totalement différents. Ces deux brillants psychanalystes ont beaucoup contribué à la théorisation de l'émergence de la pensée. Dans sa théorisation, Winnicott, pédiatre-psychanalyste, inscrit totalement le corps et l'affect sous l'angle d'une vison humaniste et vivante de la construction du sujet. contrairement à Lacan, philosophe-psychanalyste, contrairement exclut totalement la dimension vivante pour ne mettre en avant qu'un cadre intellectuel symbolique dénué de tout affect. La vision lacanienne, faite d'hyper lucidité et de cynisme, profère l'état d'une nécessaire castration traumatique du sujet lors de son accession au langage qui se doit d'intégrer une existence séparée de l'autre pour advenir sujet à part entière. Il faut comprendre dans la définition de l' "objet a " de Lacan, "ce qui soutient le sujet à ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire le phallus" (5) notamment quand il se trouve dans une situation de privation, de frustration.

 

Le terme " phallus ", mal compris des non analystes, retenu primitivement par Freud et par ses continuateurs dont Lacan, est un signifiant qui condense sur lui les propriétés attribuées à l'organe mâle en érection. Le phallus est généralement considéré comme la marque du pouvoir, de la force ou de ce que la moitié de l'humanité ne possède pas et qui est donc par-là même envié, désiré ou à son inverse dénié, combattu consciemment ou inconsciemment. Cette observation triviale de l'existence de la différence des sexes, que les enfants saisissent très tôt, contrairement à ce que l'on croit, a fait dire à Freud qu'il existe dans l'esprit humain, au-delà de la réalité anatomique, une "équation symbolique" sein-bâton fécal-pénis-bébé. Dans cette optique, le besoin de pouvoir est susceptible de prendre différentes formes. Ainsi le sein est le phallus de la femme, le bébé le phallus de la mère, le pénis le phallus de l'homme et le bâton fécal, qu'il soit retenu ou expulsé, le phallus de l'enfant quel que soit son sexe. Au sens psychanalytique le " phallus " doit s'entendre comme l'objet symbolique du pouvoir qui vient combler le manque, l'incomplétude, le défaut de représentation et d'appréhension inhérent à toute chose ou être perçu. Et c'est bien cette perception plus ou moins consciente du manque primordial, qui pousserait les individus à vouloir consommer toutes sortes d'objets leur vie durant dans le vain espoir de combler le fossé entre le réel, le symbolique et l'imaginaire des représentations de soi et des choses. En effet, il faut voir derrière toute consommation, le rêve " fou ", irréaliste de retrouver la satisfaction primitive de l'unité fusionnelle antérieurement vécue. Par là même " l'objet du désir au sens courant est [soit] un fantasme qui est en réalité le soutien du désir, [soit] un leurre " en fonction des auteurs ou des croyances et de la maturité des sujets (6). Tout le fonctionnement psychique pourrait alors se résumer schématiquement aux tensions et aux aléas générés par les zones de frottements inévitables et inhérentes de la rencontre quaternaire du Somatique, de l'Imaginaire, du Symbolique et du Réel.

 

Les recherches tant neuro-développementales que psychanalytiques s'appliquant au nourrisson et à l'enfant tendent à démontrer que l'accès à la fonction symbolique se fait progressivement, par étapes qui peuvent parfois se trouver très perturbées. Notons que c'est l'observation clinique qui a permis à Winnicott dans la continuation des travaux de Mélanie Klein de conceptualiser l'émergence dans l'esprit de l'enfant d'un stade pré-symbobique usant d'objets " trouvés-créés " dits " objets transitionnels ". Et c'est sur ces objets transitionnels que l'enfant externalise et maintient son vécu et son fantasme fusionnel avec sa mère. L'objet transitionnel, n'est donc pas un objet banal de sécurisation, mais bien plutôt un objet pré-symbolique qui représente pour l'enfant sa première perception " non-moi " qui reste cependant paradoxalement un prolongement de lui-même dans la dyade mère-enfant. " D'origine spontanée et typiquement sensorielle, les [pré]symboles créent un pont concret entre le corps et le monde [concret] des objets. Dans une équation symbolique (Ségal H, 1978), la personne ne saurait distinguer le symbole de la chose symbolisée. L'équation symbolique nie la séparation entre le Moi et l'objet, tandis que la représentation symbolique surmonte la perte antérieure." (7)

 

L'objet transitionnel a donc pour fonction de dénier la séparation. Et le déni est un mécanisme de défense qui permet au psychisme de faire comme si une réalité n'existait. Ainsi Shechehaye et Daniel Stern, tant dans leurs théorisations que dans leurs pratiques respectives, ont initié et préconisé, chacun de leur côté, une approche thérapeutique par la manipulation d'objets pré-symboliques pour traiter des enfants en difficultés psychologiques qui n'avaient pas pu accéder à l'ordre du registre symbolique.

 

Cet appesantissement sur les notions d'objets a, d'objets transitionnels et sur les objets présymboliques trouve sa justification clinique par un nécessaire ancrage biologique et sensoriel chez l'enfant pour advenir à l'ordre du symbolique. Cet accès au monde symbolique est le marche-pied incontournable vers une autonomisation et individuation harmonieuse de tout sujet qui ne peuvent s'accomplir naturellement que par glissement progressif. Il est aisé de comprendre que cet accès à l'ordre symbolique suppose chez l'enfant une suffisamment bonne tolérance à la frustration de par sa capacité à fantasmer. Et c'est bien cette tolérance à la frustration qui fait défaut notamment chez les sujets pulsionnels présentant un déficit majeur de mentalisation. Nous affirmons, un peu comme Jung (8) en son temps qui s'opposait au pansexualisme de Freud, que tous les fantasmes ne seraient, sous la pression de la pulsion d'emprise, que des modules fonctionnels, des rejetons secondaires, des variantes du " fantasme organisateur primordial fusionnel régressif " qui poursuit sa " volonté " forcenée à revivre le " paradis perdu " de la symbiose mère-enfant. De la diversité des éléments de réalité rencontrée par le sujet au cours de sa vie et de sa manière d'y réagir naîtrait une multitude de fantasmes ayant pour but de construire des scénarii comme autant de tentatives, de simulacres de maîtrise et de prises de pouvoir total sur l'autre et sur le réel. Ainsi selon sa maturité neurocognitive de perception du réel (monde interne et monde externe), l'enfant élabore divers scénarii plus ou moins fantaisistes, agressifs et effrayants pour s'expliquer tout ce qu'il ne peut d'emblée maîtriser, comprendre, posséder ou tout ce qu'on lui a enlevé ou qu'il a pu perdre. C'est-à-dire agressif et non représentable. Ce n'est que secondairement, dans " un après-coup " que le traumatisme de l'irruption du réel s'intègre dans le psychisme d'un sujet non préparé sous la forme d'une illusion de reconnaissance au décours de l'exposition à une autre situation ayant des points communs réels ou fantasmatiques avec la situation traumatique initiale. Le langage, dans ce contexte, représente un outil, une chaîne symbolique faite de dénominations et d'élaborations fantasmatiques ayant pour fonction de donner une explication dans un espace-temps articulant le trauma initial et le trauma secondaire. Il faut ici comprendre l'acte de dénommer comme un acte tout à la fois de réparation traumatique et de réappropriation de l'objet inconnu effractant un psychisme non préparé. A cet égard, l'appétence des petits enfants pour les mots nouveaux, illustre bien la jouissance " cannibalique ", toute-puissante de la croyance en la possibilité de pouvoir engloutir le monde entier à travers la bouche et les mots qu'elle arrive à prononcer. L'absence, la différence des sexes, la séduction, l'intrusion psychique et corporelle, la réalisation de ses pulsions partielles et sexuelles sans préparation psychique, etc. sont toujours à l'origine de vécus traumatiques qui poussent les enfants à se fabriquer maints fantasmes comme autant de stratégies de contrôle et de réappropriation face au traumatisme initial. Le fantasme se comprend dès lors comme une sorte de " palliatif ", " de pansement " ayant valeur d'explication de l'agression subie qui est par nature totalement imprévisible, complètement inconnue et non représentable. En cas d'agression unique ou répétée, la peur ou l'effroi, provoque toujours une hyperstimulation du système nerveux faisant courir le risque, selon les sujets et en fonction de leur terrain, d'une désorganisation psychosomatique ou de la mise en place d'un mécanisme de défense psychotique de repli des plus puissants du fait d'un débordement des systèmes d'autodéfense habituels. Les divers travaux sur le stress, initiés par Hans Selye, ont bien démontré l'impact psychosomatique de certains types d'agression sur des organismes ou des psychismes au terrain particulier.

 

Il est communément admis que beaucoup de petits enfants sont des philosophes en herbe qui n'ont nullement à rougir de leurs questions et ni de leurs conceptions hypothético-déductives du monde au regard de celles de leurs aînés tant elles s'en rapprochent. Cet angle de vue pourrait mieux nous faire comprendre et intégrer la théorie originale des archétypes de Jung au sein corpus psychodynamique psychanalytique comme autant de scénarios fantasmatiques philosophiques tentant d'expliquer ou de dénier la vie et la mort, la différence des sexes des mondes minéral, végétal, animal et humain. La diversité constatée assez réduite des archétypes et leur constance à travers les générations s'expliqueraient par l'existence d'une combinatoire relativement restreinte capable de proposer des mécanismes explicatifs plus ou moins fantastiques des phénomènes perçus dès que l'enfant est capable de prendre pleinement conscience de son être au monde parmi les choses et les autres. Jean Cottraux (9) corrobore bien ce constat clinique du nombre limité de scénarios fantasmatiques que repreprennent à leurs manières l'ensemble des mythes, contes et légendes. Pour lui le " mélo cinématographique n'a rien inventé en terme de situations dramatiques. De toute manière, il n'existe, comme l'ont suggéré le dramaturge italien Carlo Gozzi et Johann W. von Goethe, que trente-six situations dramatiques. Un auteur français, Polti (1924), s'est efforcé de les recenser à travers le théâtre depuis l'Antiquité jusqu'aux années 1920 et en a examiné les variantes. Ces situations correspondent à des types de personnalités et à des scénarios de vie répétitifs en nombre fini . " (10)

 

 

ACTIVITES INCONSCIENTES ET CONSCIENTES

 

Notre représentation du fonctionnement psychique humain, émanant de la structure biologique qui le supporte, le cerveau, nous pousse à voir coexister des activités inconscientes et conscientes plus ou moins interconnectées. Les supports matériels de ces activités ne seraient aucunement de natures différentes. Toutes deux émaneraient de l'activité plus ou moins volontaire d'une multitude de circuits neuronaux. Ces activités neuronales feraient coexister tout à la fois des circuits auto organisés plus ou moins riches et des circuits beaucoup plus simples porteurs de "traces" mnésiques (11) qui travailleraient indépendamment. De façon imagée, on peut imaginer que les réseaux neuronaux auraient la qualité particulière d'être plus ou moins circonscrits et autonomes. Ils présenteraient de ce fait la caractéristique de vivre chacun pour leur propre compte, sans se soucier le moindre du monde de l'existence de l'autre. L'hypothèse d'une telle organisation neurologique au sein particulièrement des structures mémorielles de l'homme serait à rapprocher de l'oragansation cérébrale du cheval et du chien qui présentent chacun la particularité d'activer certains comportement uniquement quand ces animaux sont confrontés à des contextes précis. Freud dans sa théorie de la sexualité semblait aller dans le sens de cette même conception lorsqu'il parlait de perversions, de pulsions partielles et de fixations que l'on manque pas d'observer régulièrement chez des "sujets normaux à tout autre égard [qui] peuvent rentrer dans la catégorie des malades au point de vue sexuel, sous la domination de la plus impérieuse des pulsions". (12) Pulsions dont la nature était pour lui à la limite des domaines psychique et physique.

 

 

ACTIVITES DES MODULES FONCTIONNELS

 

Nous appellerons " modules fonctionnels ", terme emprunté au philosophe Jerry Fodor, l'ensemble des circuits neurobiologiques, affectifs et psychocomportementaux qui sous-tendent l'exécution des différentes manières de ressentir et d'agir au sein d'une même personne. La diversité de ces manières dans leurs agencements et dans de leurs importances respectives vont déterminer ce qu'on appelle habituellement la personnalité et le caractère. Le philosophe Jerry Fodor avait élaboré un fonctionnement similaire du cerveau concernant le traitement de l'information basé sur l'existence de modules computationnels. Pour lui, le cerveau possèderait de nombreux modules fonctionnels computationnels spécialisés dans une tâche (la vision, le calcul, le langage, etc.). Ces modules fonctionnels opèreraient habituellement automatiquement et très rapidement sans que la volonté n'y soit pour quelque chose. Ceci expliquerait en partie les performances paradoxales ou très spécialisées de certains sujets notamment chez les autistes ou les enfants porteurs de précocité intellectuelle. L'hypothèse d'une telle organisation cérébrale, sous forme de modules fonctionnels plus ou moins autonomes, reprise également par Marvin Minky , autre théoricien de l'information, rendrait plus compréhensible le constat clinique de nombreuses réactions involontaires émotionnelles notamment de type anxiété, dépression ou comportementales (troubles neurovégétatifs, paralysies, tics, troubles obsessionnels-compulsifs). Ces diverses réactions automatiques témoigneraient de l'activation de plusieurs modules fonctionnels se mettant à traiter en même temps des tâches ayant des buts contradictoires. Il découlerait de cette hypothèse que l'ensemble des réactions émotionnelles et comportementales involontaires seraient à considérer comme l'expression non mentalisée des divers besoins et conditionnements du système nerveux central. C'est en ce sens que l'approche psychanalytique gar de toute sa pertinence quand elle poursuit le but de mettre du sens.

 

Pour des raisons tout à la fois cliniques et didactiques, nous délimitons des " modules fonctionnels complexes " correspondant à des organisations fantasmatiques élaborées, pouvant aller d'une foison de fantasmes à la formation de véritables personnalités parallèles; et des " modules fonctionnels simples ". Ces deux sortes de modules correspondraient à des traces mnésiques susceptibles d'être réactivées ou entretenues de par un conditionnement contingent lorsqu'un sujet se voit précipité dans un contexte particulier stimulant tel ou tel module fonctionnel refoulé (inconscient) ou inhibé (conscient). Cette vision éclatée du psychisme semble aujourd'hui beaucoup plus proche de la réalité neurobiologique du fonctionnement du système nerveux central et de la diversité des processus psychiques que bien des théories de l'esprit jusqu'à maintenant avancées. Jung en son temps semblait avoir touché du doigt cette vision modulaire de l'organisation psychique avec sa théorie des " complexes " dont voici un passage: " Comme l'énergie, la libido ne se manifeste pas en elle-même, mais seulement sous la forme d'une force, c'est-à-dire d'un état énergétique précis de quelque chose, par exemple de corps agités, tensions chimiques ou électriques, etc. La libido est aussi liée à certaines formes ou états précis. Elle est intensité d'impulsion, d'apport, d'activité, etc. Et comme ces manifestations ne sont jamais interpersonnelles, elles traduisent des portions de personnalité. Ces remarques sont applicables à la théorie des complexes; eux aussi se comportent comme des parties de personnalité". (13) Fort fut notre surprise de retrouver chez Jung (14) , a posteriori de notre élaboration, une conception non aboutie se rapprochant étonnamment de notre théorie des modules fonctionnels dans une de ses leçons, prononcée le 5 mai 1934 à l'Ecole polytechnique fédérale de Suisse, intitulée Considérations générales sur la théories des complexes.

 

Voici quelques extraits significatifs : "Qu'est-ce donc, scientifiquement parlant, un complexe affectif ? C'est l'image émotionnelle et vivace d'une situation psychique arrêtée, image incompatible, en outre, avec l'attitude et l'atmosphère conscientes habituelles; elle est douée d'une forte cohésion intérieure, d'une sorte de tonalité propre et, à un degré relativement élevé, d'autonomie: sa soumission aux dispositions de la conscience est fugace, et elle se comporte par la suite dans un l'espace conscient comme un corpus alienum, animé d'une vie propre. Au prix d'un effort de volonté, on peut à l'ordinaire réprimer un complexe, le tenir en échec; mais aucun effort de volonté ne parvient à l'annihiler, et il réapparaît, à la première occasion favorable, avec sa force originelle. Des recherches expérimentales paraissent indiquer que sa courbe d'activité ou d'intensité est ondulatoire, avec une longueur d'onde qui peut varier de quelques heures, à quelques semaines. Cette question très compliquée n'est pas encore élucidée […] Une description de la phénoménologie des complexes, si sobre qu'elle soit, ne peut faire abstraction de leur impressionnante autonomie; plus elle pénètre la nature profonde - j'aurais presque dit la biologie- des complexes, plus le caractère d'âme parcellaire apparaît avec évidence. La psychologie onirique montre en toute clarté la personnification des complexes, lorsqu'ils ne sont pas opprimés par l'ostracisme de la conscience, de même que le folklore décrit les lutins qui mènent la nuit grand tapage dans la maison. Nous observons le même phénomène dans certaines psychoses où les complexes parlent tout haut, le malade les entendant comme des voix qui paraissent provenir de personnalités étrangères."

 

C'est tout naturellement que nous est venue, l'adoption du terme module fonctionnel par référence à diverses propriétés du cerveau et à certaines applications de l'ingénierie de l'informatique et de la mécanique. En effet depuis l'utilisation de masse de l'Internet et des jeux vidéo, on a vu se développer un intérêt croissant pour les mondes virtuels dans lesquels les internautes ou joueurs s'identifient intensément à divers personnages porteurs de missions ou de fonctions autogénérées. L'engouement pour les univers virtuels interactifs répondrait probablement à un besoin d'activation de scénarios fantasmatiques beaucoup plus difficilement alimentés ou mis en oeuvre naturellement par les événements de la vie courante. Il est un constat indéniable que les mondes virtuels interactifs facilitent, plus encore que le livre ou le cinéma, le vif sentiment d'élation d'être acteur de sa vie " virtuelle " contrairement à la "vraie vie" qui nous cantonne à place de simples spectateurs plus ou moins frustrés. De plus, les conditions de jeu ont la particularité d'alimenter très fortement l'estime de soi, le sentiment de maîtrise et de toute-puissance, ce qui justifie la crainte d'un réel risque d'addiction dont le danger majeur reste celui de la désocialisation quand les joueurs sont porteurs de traits de personnalité mal organisée.

 

Ainsi dénombre-t-on divers styles de jeux : des jeux de rôle (….), des jeux d'autres vies possibles (second life), des jeux de culture et d'économie (Zooparadiase, Farmville), des jeux développement (Sims), des jeux de massacres, de stratégies (... ), d'adresse (...) qui représentent autant de mondes parallèles dans lesquels les joueurs peuvent exprimer sans soucis ou sans craintes toutes sortes de qualités, d'êtres possibles, d'émotions et de comportements plus ou moins déviants contrairement aux "jeux" contraignants, fatigants et douloureux que nous propose la " vraie " vie.

 

La variété des jeux proposés pourrait se comprendre comme l'expression externalisée du fonctionnement psychique modulaire de leurs concepteurs humains, selon le modèle d'une relation en miroir. Mais bien avant l'ère des jeux informatiques, les cultures ancestrales nous avaient également offert des modèles projectifs de représentation de soi et du monde tout aussi organisés et fantasmagoriques. En témoigne, l'étude exhaustive de l'histoire des religions et des croyances qui ne manque pas de repérer une myriade de dieux, démons, anges, esprits, forces, lutins, etc aux caractères contradictoires et fantastiques. Ces entités ne sont pour nous que les expressions identificatoires, externalisées, colorées culturellement de nos qualités, de nos défauts et de nos conflits psychiques. Dans cette conception, les modules fonctionnels serviraient de sources pour élaborer ces multiples entités. L'externalisation naturelle et générale de nos propriétés psycho-comportementales présente un énorme avantage. Elle nous dédouane de notre responsabilité et de nos angoisses face aux aléas de la vie. C'est tout le bénéfice des conceptions animistes de représentation du monde que l'on retrouve à l'oeuvre le plus souvent au sein des sociétés dites " sauvages ", " primitives ", " traditionnelles " , conceptions qui se rapprochent fortement de celles des petits enfants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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