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9- L'affaire d'OUTREAU

Voilà pourquoi je n’ai pas souhaité être expert en psychiatrie a l’encontre du principe économique majoritaire : TIME IS MONEY

 

A propos de l’affaire Outreau 

Cet article pointe, à travers les éventuelles mauvaises pratiques, les éléments du cadre actuel de l’expertise psychiatrique qui pourraient peu ou prou pousser certains experts consciemment ou inconsciemment à mal remplir leurs missions, et propose quelques éléments de réaménagement susceptibles d’améliorer l’exercice et la qualité des missions.

Si je me permets d’écrire sur ce sujet c’est que j’ai côtoyé le milieu de l’expertise et que j’ai pu observer le meilleur comme le pire en proportion variable selon les conditions d’exercice de l’expertise et des qualités humaines et professionnelles des experts.

 

 

Des rémunérations et conditions d’exercice.

 

Faisons tout d’abord un tour d’horizon des rémunérations des psychiatres consultants libéraux en France comparées à celles des missions d’expertise. Le tarif d’une consultation privée en exercice libéral peut aller selon le secteur choisi par le médecin (I, II, hors convention) de 34,30 euros à 100 euros voire plus pour une séance allant de 15 minutes à 1 heure, soit une rentabilité financière brute horaire comprise dans une fourchette allant de 34,30 à 400 euros selon le mode d’exercice. De son côté une mission d’expertise psychiatrique peut être rémunérée entre 230 euros et 770 euros bruts en moyenne pour un temps d’entretien habituel de 1 à 2 heures et un temps de travail de rédaction et de transcription de l’ordre de 1 à 2 heures également.

Ainsi on peut estimer en tout pour une mission un temps de travail clinique et rédactionnel de 2 à 4 heures sans compter le temps de déplacement nécessaire qui dans certains cas s’avère important. Il ressort de ce calcul une rentabilité financière horaire brute comprise en entre 57,5 euros et 385 euros. A première vue on ne voit pas beaucoup de différence de rémunération entre les 2 modes d’exercices. A titre de comparaison la rémunération moyenne d’un psychiatre libéral pratiquant 2 actes à l’heure est comprise dans une fourchette 140 à 200 euros bruts de l’heure (hors cotisations obligatoires). Dans ces conditions on peut imaginer que l’exercice de l’expertise peut devenir attractif s’il égale ou dépasse cette fourchette.

Si nous nous appesantissons sur les différentes rémunérations et leurs rentabilités horaires respectives, ce n’est nullement pour des considérations bassement mercantiles. Notre connaissance de l’intimité psychique de l’être humain, aussi éduqué soit-il, nous a appris à reconnaître la difficulté pour l’homme de métaboliser la non-équité qui inexorablement se traduira à court ou long terme par l’occurrence de troubles du comportement ou de la pensée nuisible à la bonne exécution d’une mission.

En jargon psychanalytique, on appelle cela le phénomène de contre-transfert, ce qui signifie que les praticiens sont des hommes comme les autres et ont tendance naturellement à vouloir préserver leurs intérêts. On pourrait résumer cela en affirmant que tout travail mérite salaire en proportion du temps passé. A moins d’être un altruiste désintéressé, un masochiste ou un saint qui attend sa récompense dans l’au-delà, les inégalités de rémunération pousseront toujours les hommes à trouver des solutions de rattrapage au détriment le plus souvent de la qualité générale du travail ou de l’égalité des moyens de son exécution.

On observe le même phénomène en compétition sportive où les vainqueurs sont souvent bien "motivés", bien payés, bien équipés, bien endoctrinés, bien secondés par une grosse infrastructure ou bien dopés voire les 6 à la fois pour une meilleure rentabilité, ce qui n’empêche nullement de voir apparaître aux premiers rangs ici ou là des puristes aux petits moyens qui le plus souvent disparaîtront au fil du temps s’ils continuent à lutter à armes inégales.

Ainsi la connaissance des deux terrains d’exercice de consultations libérales et des missions d’expertise nous fera vite entrevoir que la meilleure rentabilité financière peut se trouver plus facilement du côté des missions d’expertise si le praticien sait bien gérer son temps de consultation et de rédaction, ce qui ne paraît pas très difficile, surtout s’il peut bénéficier d’un secrétariat performant parfois gracieux notamment dans certains cas de figure.

C’est à ce niveau que sont nettement avantagés d’une part les gros cabinets de médecins libéraux associés grâce à la répartition des charges de secrétariat et d’autre part les praticiens hospitaliers qui peuvent, moyennant un petit extra, un petit compliment ou une reversion partielle à une association dite d’intérêt public, utiliser le secrétariat de leur service. Bien sûr l’avènement de la micro-informatique peut encore plus avantager celui qui frappe rapidement et sait utiliser des textes-types ou possède une bonne élocution en reconnaissance vocale. A mon avis pour avoir utilisé tous ces moyens, la meilleure solution reste encore aujourd’hui un "bon" secrétariat à disposition.

Nous devons insister par souci démonstratif sur les nombreux avantages supplémentaires que présente la pratique institutionnelle pour l’exercice des missions d’expertise.

En effet les praticiens hospitaliers peuvent dans certains cas utiliser le temps hospitalier à la fois pour les temps de consultation et de rédaction de l’expertise, dans des locaux gratuits de surcroît, tout en touchant leur salaire mensuel. Il n’est donc pas surprenant de voir tant de praticiens hospitaliers embrasser la vocation d’expert vu les conditions d’exercice de l’expertise extrêmement favorables pour celui qui sait ou ose utiliser sans scrupules toutes ces facilités.

Un autre avantage en faveur des hospitaliers est l’exonération des charges sociales sur les honoraires perçus en dessous d’un certain seuil de revenus, ce qui revient à dire qu’un libéral qui toucherait par exemple 230 euros pour une expertise ne perçoit en réalité en moyenne net que 150 euros charges sociales obligatoires déduites alors qu’un hospitalier en est complètement dégrevé dans les limites accordées par les lois de finances actuelles.

 

 

De la formation des experts

 

 

Maintenant penchons-nous sur la formation des experts auprès des tribunaux. En général il suffit pour être expert en psychiatrie auprès des tribunaux de se déclarer expert et de s’inscrire sur une liste auprès du tribunal avec ou sans un diplôme de médecine légale ou de victimologie n’étant pas pour autant nécessairement psychiatre. Quant aux professeurs agrégés, ils peuvent être automatiquement missionnés sans compétences spécifiques C’est au juge de déterminer au vu des titres et travaux ou de la notoriété du postulant sa validation en tant qu’expert.

Etre rattaché, sans forcément pratiquer, à un service hospitalier qui présente régulièrement une activité clinique et de publications dans un domaine particulier peut devenir un critère électif pour le juge. Là encore de toute évidence les hospitaliers ont plus de chance de se trouver missionnés.

Faisons maintenant quelques remarques sur les pratiques diagnostiques et thérapeutiques des experts auprès des tribunaux. Comme nous venons de le souligner la majorité des experts ont une pratique institutionnelle ce qui sous-entend que les populations de malades traitées sont constituées en majorité de patients présentant des retards mentaux ou des troubles psychotiques.

Qu’elles aient un caractère judiciaire ou qu’elles rentrent dans le cadre d’une évaluation d’invalidité soit pour le compte d’un organisme d’assurance privé, soit pour le compte de l’assurance maladie, nombreuses expertises ont pour sujets des individus plutôt névrotiques. On peut légitimement se demander dans quelle mesure un praticien hospitalier traitant des malades "lourds" peut saisir et évaluer correctement la présence ou l’importance d’un trouble névrotique ainsi que l’adéquation d’un traitement face à l’expertisé à travers le miroir déformant de sa pratique. En effet il risque devant un trouble du registre névrotique de banaliser la souffrance du sujet au regard de sa clinique hospitalière quotidienne. Mais certains détracteurs pourront rétorquer en toute bonne foi l’adage populaire : qui peut le plus peut le moins.

Il faut ici noter que bien des hospitaliers en prenant de l’âge sont de plus en plus occupés à des tâches administratives ou de gestion d’équipes, ce qui les écarte encore plus de la pratique diagnostique et thérapeutique.

 

 

De l’indépendance des experts

 

Dans le cadre des expertises commanditées par les compagnies d’assurances, on peut justement se demander comment l’expert peut vraiment rester objectif quand on sait que l’organisme payeur entretient le plus souvent des liens contractuels très forts et de dépendance financière avec ses médecins conseils. Certains rétorqueront qu’il existe des médecins de recours qui peuvent faire contrepoids, mais peu de sujets expertisés y pensent ou osent le faire, d’autant plus qu’il faut avancer des fonds.

Toujours au sujet de l’indépendance intellectuelle de ces médecins-conseils, il est de notoriété publique que les grands groupes d’assurances organisent plusieurs fois par an des "grand-messes" conviant leurs médecins-conseils à "entendre la tendance du moment" dont l’application quasi immédiate au lendemain de ces grands rassemblements se fait entendre comme une seule voix à la grande surprise des médecins de recours.

Enfin notons au passage une curiosité qui veut que certaines formations pour l’obtention d’une qualification en tant que médecin-conseil auprès des compagnies d’assurances soient parfois organisées voire professées, comme le CAPEDOC à Paris, par des intervenants liés contractuellement à ces mêmes compagnies d’assurances. A l’heure actuelle il n’existe pas de contre-pouvoir, notamment du côté des médecins de recours, suffisamment puissant pour contrecarrer la machine de guerre bien huilée et armée des grands groupes d’assurances.

Nous nous retrouvons devant ce même problème d’indépendance intellectuelle en ce qui concerne les experts travaillant pour les caisses de maladie. Nous notons au passage que bien des experts évaluant les troubles psychiatriques n’ont aucunes connaissances ni diplômes en psychopathologie ; certains sont en effet rhumatologues, pneumologues, urologues etc.

 

 

Le temps de l’expertise

 

Maintenant penchons-nous aux conditions d’évaluation de l’expertise qui se base la plupart du temps sur un dossier clinique plus ou moins complet et un temps d’examen de 1 à 2 heures en 1 séance plus rarement 2 ou trois. Pour notre part en tant que praticien psychiatre, il nous est souvent difficile de nous faire une opinion arrêtée après 5 entretiens chez un sujet donné sur la nature de son trouble et le contexte d’apparition. Mes confrères experts ont j’espère beaucoup de bouteille pour poser aussi vite leurs conclusions.

Autre point que l’on ne souligne jamais assez, le temps de l’expertise psychiatrique n’est pas seulement une mesure, une évaluation, c’est aussi un moment particulier dans la vie du sujet expertisé. Nous reprenons et partageons les propos du professeur Védrinne (S.O.S. Attentats, La rencontre, N°11, oct. 2000, p.28.): "Cette rencontre qui devrait constituer une reprise, une synthèse des différentes manifestations psychiques et leurs conséquences, un moment fort dans l’histoire personnelle du sujet, survenant plus ou moins longtemps après l’événement traumatique est trop souvent un rendez-vous manqué…"

Sans confondre ce temps avec une séance de psychothérapie, il nous paraît utile d’envisager de voir la personne au moins deux fois afin de prendre en compte une éventuelle modification du discours ou de l’attitude ainsi que du vécu autour de ce temps d’expertise et de l’affection en cause. Nous attirons ici l’attention sur, parfois, la maladresse ou le manque de délicatesse humaine de certains experts qui peuvent sans s’en rendre compte rajouter une souffrance, notamment en cas de troubles posttraumatiques. C’est ainsi qu’à titre d’exemple nous citerons les cas d’experts qui se permettent certaines remarques pouvant dérouter le patient en remettant en cause le traitement psychologique en cours et en suggérant fortement au sujet de faire, selon les cas, une psychanalyse ou une thérapie cognitivo-comportementale.

Parfois l’expertise pèse par ailleurs de tout son poids quand on sait que c’est sur le rapport de l’expert désigné que pourra être incriminée ou non dans la pathologie posttraumatique la responsabilité d’un tiers ou de la collectivité solvable selon les cas. Ainsi peut se développer toute une rhétorique autour de la notion de victime ou de dommage voire une iatrogénie "expertale" lorsque les dimensions individuelles, humaines et de responsabilité sont mal évaluées et prises en compte.

 

 

Du particularisme des troubles posttraumatiques

 

Enfin dans le cadre particulier des troubles posttraumatiques, il existe encore actuellement une pratique qui consiste à dire, chez les sujets souffrant de troubles de la personnalité antérieurs au traumatisme, que la pathologie clinique posttraumatique est à rattacher essentiellement au trouble de la personnalité et non au traumatisme bien que la loi reconnaisse depuis peu qu’il faille considérer cette symptomatologie posttraumatique totalement liée au traumatisme lui-même conformément aux connaissances scientifiques actuelles en la matière. Cette manière de conceptualiser que l’on peut lire encore dans les rapports d’expertise peut pervertir la prise en compte de la réalité du traumatisme et de l’intensité de son impact dans le psychisme et le corps du sujet.

D’autre part dans de nombreux cas l’aspect contextuel n’est pas suffisamment appréhendé pour saisir la raison de la pérennité d’un trouble. Ainsi il nous semble tout à fait normal de développer une revendication d’indemnité dans la mesure où un traumatisme est apparu dans un lieu où est engagée juridiquement la responsabilité d’une personne ou d’un organisme qui le plus souvent se font tirer l’oreille pour reconnaître le préjudice personnel subi.

Une autre mauvaise pratique serait pour certains experts, le plus souvent les médecins conseils des compagnies d’assurances, de pratiquer presque exclusivement l’expertise et de ce fait même être complètement déconnectés tant de la clinique que de la thérapeutique. Il en découle qu’il semble légitime pour éviter une telle dérive de légiférer ce qui malheureusement semble bien difficile dans le cadre actuel de l’exercice de l’expertise pour le compte des compagnies d’assurances.

 

 

Quelques propositions pour améliorer le cadre général de l’expertise

 

En somme, en dehors de toutes les remarques précédemment développées qui devraient déboucher sur une plus grande rigueur dans l’aménagement du cadre des activités d’expertise psychiatrique, nous proposons de mettre en place un registre national du nombre d’heures effectuées par chaque expert, tous types d’expertises psychiatriques confondus afin d’éviter un "professionnalisme" outrancier en matière d’expertise en vue de ne pas dépasser selon nous 17 heures par semaine d’activité en la matière, ce qui correspondrait à 50% des 35 heures. Ainsi le praticien expert préservera, je l’espère, suffisamment de son temps restant pour continuer sa formation permanente et sa pratique clinique et thérapeutique.

Pour les pathologies complexes notamment les stresses posttraumatiques, il ne serait pas inutile d’envisager presque systématiquement l’intervention de 2 experts spécialistes l’un somaticien, l’autre psychiatre. Par ailleurs il serait certainement plus sain de permettre un accès plus aisé pour l’expertisé à un médecin de recours pour l’assister dans la défense de son dossier, médecin de recours qui devrait être payé sur un fonds de solidarité indépendant des compagnies d’assurances.

Pour rendre possible ces nouvelles dispositions, il pourrait être alloué une rémunération autour de 770 euros (soit 154 euros de l’heure qui correspond à la moyenne basse des rémunérations des consultants dans le monde de l’entreprise) sur la base de 2 heures de consultation sur deux rencontres suffisamment espacées dans le temps (au moins une semaine) dont 3 heures de rédactionnel. Enfin de plus nous pensons que cette rémunération décente à nos yeux réduirait les tentations de dérapage.

Nous souhaitons aussi que le lieu d’exercice de l’expertise aussi bien pour les médecins libéraux que les médecins institutionnels ne soit pas le lieu habituel d’exercice professionnel, ce qui aurait un double avantage, premièrement préserver l’expertisé d’être confronté à des lieux de soins psychiatriques pouvant le désigner implicitement comme malade ou fou, deuxièmement permettre de rétablir une certaine équité des frais logistiques et de parité des modes d’exercices au sein de la "corporation" des experts entre libéraux et hospitaliers. Une mesure intermédiaire, plus rapidement applicable, serait de demander à l’expert hospitalier une réversion à son administration proportionnelle au temps d’utilisation lorsqu’il utilise l’infrastructure hospitalière. Ainsi nous pourrions éviter de voir ici ou là des expertise de " femme de ménage " faites à la va-vite en utilisant trop souvent les fonctions " géniales " des traitements de texte " copier-couper-coller ".

 

 

S’il n’y a qu’une chose à retenir des regrettables bavures prévisibles des grands accidents de la vie, tels ceux du tunnel du Mont-Blanc et du procès Outreau, c’est qu’il faudra toujours malheureusement attendre une catastrophe d’envergure pour qu’enfin soit écouté les prédications alarmistes à la Cassandre des vrais sages qui savent et crient depuis longtemps qu’un jour nous serons obligés devant trop de drames de revisiter nos lois et nos mœurs en profondeur.

 

 

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