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18 - Des pratiques chamaniques

 

Si nous consacrons un long chapitre sur les pratiques traditionnelles ou chamaniques des traitements des maladies, c’est qu’elles renferment pour nous toutes en leur sein les mêmes ingrédients opérationnels que nos thérapeutiques dites modernes de traitement des maladies non organiques. Leur inintelligibilité serait due en partie à une forêt de particularismes déroutants masquant l’essence de l’efficience des ces pratiques, inintelligibilité entretenue par l’histoire, la tradition et la volonté parfois obscurantiste de certains praticiens. C’est ce que nous allons nous efforcer de démontrer maintenant.

 

Le mot Â« chamane Â» est originaire de Sibérie et désigne primitivement l’homme ou la femme qui servait comme conseiller, guérisseur, prêtre sacrificateur des religions dites chamaniques des contrées de Sibérie orientale. Par extension, de nos jours, on emploie le mot « chamane Â» comme équivalent des termes guérisseur, féticheur, sorcier, magicien, devin, medecine-man, en tant que personne pratiquant soins et rites en dehors des médecines et religions officielles ou institutionnalisées. On pourra se référer pour plus de détails descriptifs sur le chamanisme à l’ouvrage influent en ce domaine de Mircea Eliade paru en 1951 même s’il comporte une forte dose « d’éliadisme Â» (Perrin) .

 

Chamanisme et sorcellerie se différencient parfois très peu, cependant il est d’usage de parler de sorcellerie lorsque les pratiques visent principalement à nuire. Pour développer plus encore notre conception de la personne du chamane et de ses pouvoirs, reprenons à notre compte quelques considérations de Meinrad Pierre Hebga dans son ouvrage « Efficacité symbolique et guérison Â» : « Selon la conception de Lévi-Strauss nous dirions que le guérisseur africain, qui dans un diagnostic long et dramatique révèle au malade ses agresseurs cachés et engage la bataille contre eux pour lui rendre la santé, opère une abréaction : il réactive, reproduit par son récit l’attaque sorcière, dans l’organisme même du malade, attaque invisible, "surnaturelle", qu’il va combattre longuement par un rituel également surnaturel jusqu’à complète guérison. Le shaman développant le récit mythique de son terrible combat pour arracher à la déesse Muu le purba (âme) de la parturiente opère une abréaction, son discours reproduisant efficacement dans l’organisme de la malade toutes les péripéties de la bataille entre les forces du mal et celles du bien. Tout se passe comme si la structure de la thérapie forçait la structure de la maladie à réapparaître pour la détruire. Mais tout cela se fait à l’aide de symboles, c’est à dire, comme l’explique Lévi-Strauss, "d’équivalents significatifs du signifié, relevant d’un autre ordre de réalité que ce dernier" (Anthropologie structurale, p.221).

 

Notre conclusion sera qu’il faut à la fois rejeter et accepter la théorie de l’efficacité symbolique. Il faut la rejeter dans la perspective dualiste qui est celle de Lévi-Strauss ; nous l’avons dit : ce n’est pas tantôt l’organisme, tantôt le psychisme qui sont malades, mais la personne comme unité. "Comment le spirituel peut-il influer sur le corporel?" En réalité il y a toujours proportion entre la cause et l’effet, entre la thérapie et la guérison, puisque la personne est engagée tout entière dans les deux. Un autre corollaire de notre conception est que le fétiche et la magie sont inséparables de toute médication même scientifique. Tous les objets, même les gadgets de la technologie la plus évoluée, sont investis, que nous en soyons conscients ou non, d’un pouvoir diffus, d’une capacité d’agir sur nous, pour nous détendre, ou nous crisper, pour nous blesser ou nous apaiser. On peut les appeler fétiches dans le sens général. La différence entre le médecin moderne et le guérisseur de village ne consiste pas en ce que l’un emploie exclusivement des moyens scientifiques et rationnels tandis que l’autre recourt à la superstition, aux fétiches et à la magie; elle réside uniquement dans le degré de développement des savoirs et des techniques, étant entendu que chacun d’eux recourt à la fois à des médicaments physico-chimiques, aux fétiches, à la magie et à la manipulation psychologique. Différence de degré, non de nature, ou si l’on préfère, différence de rituel, de dosage des éléments physico-chimiques et des éléments psychologiques. Mais il faut d’autre part accepter la théorie lévi-straussienne de l’efficacité symbolique; nous devons reconnaître une efficacité réelle et authentique pour la guérison aux symboles, aux gestes, aux fétiches et à la magie pourvu que ces éléments soi-disant spirituels ou surnaturels de la cure ne soient point artificiellement séparés des médications dites naturelles, ou scientifiques. Il s’agit, pour nous, de répondre à l’objection de ceux qui ne trouvent aucune médiation entre une cause « mystique Â» (cure magique) ou « spirituelle Â» (cure psychologique) et un effet corporel, organique, telle que la guérison d’une fracture ou d’un ulcère. Lévi-Strauss jette le pont du symbolique entre ces deux termes apparemment sans communication. 

 

Thomas et Luneau insistent eux aussi sur la prégnance de la symbolique au sein des cultures africaines traditionnelles : « La référence à l’homme semble être l’un des traits les plus typiques de la symbolique africaine; mais si la nature apparaît souvent comme hominisée et humanisée, inversement l’homme se définit en relation étroite avec le cosmos. Le Dogon, par exemple, reste très sensible aux liens qui l’unissent aux quatre éléments : l’eau qu’il boit, l’air qu’il respire, le soleil qui le réchauffe, la nourriture qu’il absorbe. La parenté homme/végétal pour lui ne fait aucun doute Â« Toute plante, toute graine apparaît comme un être vivant anthropomorphe, son cycle de reproduction étant lié à la fécondité humaine. Floraison, fructification reproduisent le cycle menstruel et l’enfantement. Il est alors le « signe Â» de la possibilité pour la femme de concevoir un enfant sans avoir revu ses menstrues depuis un précédent enfantement. Les grandes lois naturelles sont interprétées en fonction de l’homme ; il en est de même pour les moindres détails de structure : une graine est formée de parties distinctes que les Dogons nomment « cÅ“ur Â» (l’intérieur de la graine, les cotylédons), « bouche Â» ( partie qui s’ouvre pour laisser sortir le germe), «  nez Â» (le germe, le nez étant l’organe du souffle, donc de la vie), etc. La graine possède même une parole symbolique qui est sa germination. Â»

 

De la même manière Vitebsky (p. 10-11.) insiste sur le caractère cosmogonique de ces pratiques chamaniques : « Il n’existe pas de chamane sans société ni culture environnante. Le chamanisme n’est pas une simple religion mais une forme pluriculturelle de sensibilité et de pratique religieuses… Dispersé, fragmenté, le chamanisme ne devrait peut-être pas être un «-isme Â» : il n’a ni doctrine, ni église mondiale, ni texte sacré, ni prêtres faisant autorité pour décider du bien et du mal. Cependant, on trouve d’étonnantes similitudes dans les idées et les pratiques chamanistes de sociétés aussi éloignées que l’Arctique, l’Amazonie et Bornéo. Nombre d’interprétations actuelles insistent sur le côté thérapeutique du chamanisme, mais ce n’en est là qu’un seul aspect. Le chamanisme est, entre autres, une religion de chasseurs contraints de prendre la vie pour vivre. La vision chamanique de l’équilibre cosmique est largement fondée sur l’idée de fournir une compensation aux animaux dont il faut se nourrir, et dans de nombreuses sociétés, le chamane a pour tâche d’aller trouver le propriétaire de l’animal pour en négocier le prix avec lui. Â»

 

Ainsi les pratiques chamaniques seraient considérées comme des vestiges des pratiques primordiales religieuses, médicales et sociales des hommes de la préhistoire : « Il se peut que le chamanisme soit une religion particulièrement destinée à une société de chasseurs sans classes, mais les chamanes oeuvrent aussi bien dans les systèmes sociopolitiques les plus variés. Avec le déclin de la chasse, d’autres formes de religion, de divination et de thérapie apparaissent, et l’élément chamanique qui y demeure se fait de plus en plus ambigu et difficile à définir. Au chamane en tant que personnage central et unique s’adjoint une série de spécialistes complémentaires ou parallèles qui peuvent aller jusqu’à le remplacer. Ce processus est lié à la croissance de l’Etat, laquelle s’avère impossible sur une base de pure économie de chasse.» (Vitebsky, p.33)

 

Dans la conception chamanique de l’univers, tout constituant du monde qu’il soit minéral, végétal ou animal, possède un esprit. Les esprits peuvent être selon les cas bénéfiques ou maléfiques et sont susceptibles de se manifester selon les cas par des événements heureux et malheureux ou s’expriment par des influences sur le corps et l’esprit des hommes. Le hasard n’a pas de place, les aléas de la vie sont toujours mis sur le compte de la chance ou de la malchance en tant qu’interventions de forces supérieures occultes bénéfiques ou maléfiques. Les âmes du chamane, car il peut en avoir plusieurs, ont la capacité de « voler Â» dans d’autres mondes. Grâce à ses techniques et son courage le chamane combat les esprits à travers notamment l’état de transe contrôlée qui signe clairement pour le groupe la manifestation du vol chamanique.

 

Etre chamane n’est pas la plupart du temps le fruit d’une volonté mais plutôt la marque d’une révélation des esprits qui sollicitent le sujet futur apprenti chamane sous le coup d’une « initiation Â» provoquée par diverses situations volontaires ou involontaires comme le jeûne, l’isolement, le rêve, l’hallucination spontanée ou induite par des substances. En général la plupart des personnes redoutent d’être sollicitées par les esprits car « le métier Â» de chamane est plutôt considéré comme intrinsèquement dangereux et pénible pour soi et sa famille. Il est intéressant de noter la conception africaine cosmogonique traditionnelle et particulière, centrée sur l’Homme que relatent encore Thomas et Luneau (p.37) : « En Afrique noire l’homme se définit tout uniment comme « le capital le plus précieux Â». Non seulement le cosmos prend souvent forme humaine (par exemple dans la pensée des Fali, au Nord-Cameroun ou chez les Bambara), mais encore l’homme occupe le centre de l’univers et c’est pour l’homme que Dieu a créé les champs, les rivières, les animaux et les génies qui servent d’intermédiaires entre le Créateur et ses créatures. Pour ces cosmologies franchement homo-morphiques et homo-centriques, l’homme apparaît comme valeur fondamentale, comme valeur première, celle autour de laquelle s’érigent toutes les valeurs, celle autour de laquelle gravitent tous les problèmes. Â»

 

A cet égard, il est une croyance africaine plus ou moins réelle qui attribue la mort ou la maladie par l’action à distance des dieux ou des sorciers lors de la transgression d’un tabou en rapport avec la rupture d’un interdit. Cette conception magique de la mort et de la maladie comme transgression de tabous est largement alimentée à travers des récits, des histoires véhiculées par des personnes ou des familles qui s’attribuent le plus souvent a posteriori la mort ou la maladie d’un ennemi désigné. Ainsi de la même manière Fortune (p.183) relate à propos des insulaires de Dobu dans le pacifique: « Il arrive qu’un homme utilise une incantation sur un autre qui tombe malade peu après. Quand le propriétaire de l’incantation apprend celle-ci à quelqu’un, il dit toujours :Je l’ai utilisée sur un homme ; le jour suivant elle a agi et il est mort immédiatement . Cette sorte d’affirmation mensongère est toujours mentionnée pour garantir l’efficacité de l’incantation. C’est un mensonge social qui circule à l’intérieur de la société transmis de père en fils ou d’oncle maternel à neveu, sans tenir compte de l’expérience des générations qui utilisent tour à tour l’incantation ;» Cependant on oublie trop souvent que de nombreux conflits sont traditionnellement réglés en Afrique par des pratiques de réels empoisonnements que l’on attribue aux esprits afin d’en décupler certainement l’impact social. L’analyse de Thomas et Luneau (p.87) sur les ressorts de la sorcellerie nous paraît dans cette perspective des plus pertinentes comme ils l’exposent ci-dessous: « La sorcellerie est une somme de fantasmes auxquels le groupe adhère. La victime  existe, mais elle fabule. Et puisqu’elle accuse, il faut bien trouver l’agresseur. Or personne n’a jamais surpris le sorcier dans ses actions, pas même le voyant ou l’oracle ; personne n’a jamais assisté aux prétendus sabbats nocturnes. Mais puisqu’il est nécessaire qu’il y ait un sorcier, on mettra tout en Å“uvre pour le découvrir caché sous les apparences d’un lion, d’une hyène, parmi ceux qui ont trop ostensiblement réussi ou échoué, parmi les êtres sans défense, le vieux qu’on accusera de vouloir régénérer ses forces en mangeant le double d’un enfant, le jeune que l’on soupçonnera de vouloir supplanter un adulte, le déviant, l'infirme, l'opposant... Le pire, c’est que les oracles lui donnant tort, le pseudo-sorcier finira par admettre son crime et accepter l’accusation. Tout se passe comme si la sorcellerie n’était qu’un jeu théâtral que la société se donne à elle-même. Nous sommes, bien sûr, en plein imaginaire : rien de plus idéologique que la sorcellerie, mais l’idéologie (en tant qu’allusion/illusion pour reprendre l’expression d’Althusser) constitue la trame du tissu social. Â» Eric de Rosny (p.95) nous rappelle la fonction nécessaire du sorcier dans la cosmologie africaine : « Une chance du sorcier, c’est sans doute sa relative et paradoxale utilité pour la société. Il permet de localiser sur sa personne le mal, qui, autrement, resterait une force anonyme et, de ce fait, beaucoup plus inquiétante. Supprimez tous les sorciers et vous risquez de vous retrouver quotidiennement confronté au mal. Â» Par ailleurs, en dehors des empoisonnements et des mensonges, certaines morts inexpliquées par transgression de tabous pourraient aussi parfaitement se comprendre sous l’angle d’une désorganisation somato-psychique majeure. Ainsi un sujet fragile qui se croit sous l’emprise de forces extérieures peut être rapidement perturbé psychiquement par ses croyances inébranlables. Il tentera alors désespérément d’échapper à l’emprise des forces occultes incriminées en adoptant une attitude de fuite soit de combat dont les signatures seront l’agitation ou le délire. Il pourra aussi choisir enfin une troisième solution comme on l’observe dans le règne animal qui est celle de « faire le mort Â» via l’inhibition ou la catatonie (Demaret). Ces états aigus d’inhibition ou d’agitation mènent parfois à la mort par déshydratation et/ou par hyperthermie ou du fait d’une acidose métabolique générée par la tétanie prolongée. Exceptionnellement nous pouvons encore assister à de tels phénomènes dans nos sociétés occidentales chez d’une part des sujets en état de catatonie ou d’agitation aiguë lors d’accès délirants schizophréniques, chez d’autre part des sujets en état de manie aiguë ou de mélancolie stuporeuse dans le cadre d’une psychose maniaco-dépressive. Dans son délire, le sujet de culture africaine arrive toujours plus ou moins à évoquer une quelconque transgression de tabou plus ou moins réelle qui ne fera qu’accréditer plus encore sa conviction et celle de son groupe social d’appartenance à la réalité de forces magiques pouvant agir à distance pourvoyeuses de maladie ou de mort.

 

A travers leurs pratiques, les chamanes ont recours à de nombreux artifices et symboles afin d’« influencer Â» leurs consultants. Ceci a fait dire fréquemment aux observateurs occidentaux que les chamanes sont des mystificateurs, manipulateurs, illusionnistes ou qu’ils ne sont que des névrosés, hystériques, psychopathes ou psychotiques déstructurés et hallucinés que la société confine dans cette fonction chamanique entre les hommes et les esprits. Les auteurs selon leur expérience et leur conception divergent sur l’analyse des faits ethnologiques observés. Une des explications de ces divergences réside dans le fait que les ethnologues : « ont été parfois les témoins bienveillants. Mais dépourvus en général de connaissances en physique, en chimie ou en physiologie, rares sont ceux qui ont soumis ces capacités à l’épreuve du bon sens scientifique, encore moins à des observations et des analyses systématiques. Â» (Perrin p.103) Cette divergence entre la nature psychique normale ou malade des chamanes peut tout à fait se rapprocher de la discussion de savoir si les « psy Â» de nos sociétés occidentales sont aussi plus ou moins fous que les patients qu’ils traitent. La réponse objective serait : cela dépend des personnes, mais en tout cas il est indéniable que pour faire un bon « psy Â» tout comme pour faire un bon chamane, il faut posséder naturellement pour assumer cette lourde tâche une grande force intellectuelle, morale, affective et physique ainsi qu’une grande sensibilité. Si les expériences d’extase et de transe révèlent souvent le don chamanique, l’accession à la fonction chamanique se fera toujours par transmission d’un savoir par un vieux chamane. « Les sceptiques pensent que les chamanes procèdent à des tours de passe-passe. Il arrive bien sûr à certains de donner dans le spectaculaire mais ils prétendent que leurs trucs, de même que leurs objets rituels, ne sont pas l’essentiel…La « filouterie Â» est constitutivement indispensable au chamane qui doit changer de forme pour se battre contre les esprits obstructeurs et se montrer plus malin qu’eux. Â» (Vitebsky, p.88)

 

Pour illustrer la difficulté de trancher entre la part « chamanique Â» et la part « ruses Â» nous rapportons l’histoire troublante résumée parfaitement par Vitebsky (p.90) des confidences autobiographiques du chamane canadien Quesalid traduite et transcrite par Franz Boas que Lévi-Strauss commente dans son ouvrage « Anthropologie structurale Â» (p.200-205). Notre exercice d’exposer « l’histoire de l’histoire Â» est un bon exemple que dans certains cas comme dans celui des mythes, la substance profonde d’un message reste intacte malgré les retranscriptions successives: « Quesalid était convaincu que les chamanes n’étaient que des charlatans ; il décida de les démasquer de façon inhabituelle, en se mettant à leur école afin d’apprendre leurs trucs. Et en effet, ils lui apprirent à faire semblant de s’évanouir, à se faire vomir et à employer des espions pour recueillir des détails médicaux et personnels sur les patients. Ils lui apprirent aussi la ruse majeure, celle qui consiste à se cacher une touffe de duvet dans la bouche, à sucer le patient puis à se mordre la langue pour ensanglanter le duvet. Le chamane n’avait plus qu’à recracher le duvet rougi et à le présenter au patient comme un ver représentant la maladie qu’il venait d’extirper. Les événements, cependant, contraignirent Quesalid à chamaniser, et son succès retentissant acheva de le déconcerter. Célèbre, il ne se considérait pas moins comme un imposteur dont la réussite tenait toute à la crédulité de ses patients. Il concourut avec d’autres chamanes, ne cessant de triompher, et guérit même leurs clients incurables. Ses rivaux avouèrent qu’ils trichaient ; on les humilia ; ils perdirent la raison et trépassèrent, mais Quesalid poursuivit sa carrière désormais inéluctable. Son attitude changea pourtant. Il se mit à penser que les chamanes qui ignoraient la technique du ver sanglant étaient encore plus fraudeurs que lui, car lui, au moins, offrait au patient une représentation tangible de la maladie, alors que les autres ne leur donnaient rien du tout. Des esprits l’aidaient peut-être. Si bien que même en pratiquant son art mensonger, Quesalid ne fut plus si sûr de l’inexistence des vrais chamanes. Â»

 

Parmi ses outils le chamane utilise entre autres des histoires, des chants, des rythmes, des musiques, des masques et des danses qui ont valeur métaphorique dans un vécu individuel et collectif de transe favorisant l’expression des souffrances, des conflits et des frustrations. Eric de Rosny nous interpelle sur la forte valeur symbolique des cures au Cameroun lorsqu’il rapporte son interprétation du pouvoir du guérisseur : L’efficacité de la cure (outre l’emploi des herbes et des écorces) vient de la puissance symbolique de ses gestes, de son ascendant et de sa conviction. Il termine le traitement en déclarant, avec une assurance contagieuse, que son client est guéri, puis entame avec lui une sorte de dialogue qu’il mène rondement jusqu’au moment où le malade lui-même reconnaît tout haut, au milieu de la liesse générale, qu’il est effectivement guéri. Â» (p.199)

 

Les pratiques chamaniques vues de l’extérieur paraissent très théâtrales mais en fait le chamane« ne joue pas Â», il « capte Â» et « met en scène Â» la réalité intérieure du consultant ou du groupe social. « L’implication du chamane et de son auditoire a été récemment étudiée dans la théorie de la séance, où le rituel chamanique se révèle proche du théâtre post-moderne, dans lequel la représentation n’est pas tant un produit fini qu’un processus d’auto-expression en cours.»… Â« A certains niveaux essentiels, il n’est pas possible de distinguer absolument les rôles du chamane, du patient et de l’assistance. Le rituel de guérison d’un seul garantira aussi la bonne santé du groupe.» (Vitebsy, p.122-123)

 

Par sa nature, son comportement et son pouvoir, le chamane est à la fois une personne centrale, respectée et marginale dans les sociétés tribales. C’est certainement ce caractère marginal en dehors de toute loi qui a poussé les sociétés urbanisées, ordonnées à le discréditer voire à tenter de l’éliminer physiquement de peur qu’il pousse à remettre en question dans la tête de ses membres l’ordre socio-économique et politique nouvellement établi par une Â« manipulation Â» quelconque des esprits. « Une tendance ethnologique actuelle est de considérer le chamanisme comme un fait social qui concerne la totalité de la société et de ses institutions, un fait qui est à la fois religieux, symbolique, économique, politique, esthétique…Bien sûr, le chamane peut être en même temps un gestionnaire des ressources et un thérapeute, un porte-parole des dieux et stratège politique, un spécialiste des mythes et un fin psychologue, un manipulateur et un artiste. Mais c’est pour des raisons particulières et dans des contextes qu’il faut toujours préciser. Â» (Perrin, p.3-4)

 

La conception chamanique de la maladie et du bien-être au sens large (prospérité, fécondité, amitiés, affaires, guerres, etc.) fait intervenir la croyance en une interdépendance de la nature et de ses lois avec les humains via des esprits bons ou mauvais que seul le chamane est capable d’affronter. Ainsi toute maladie ou malheur est interprété comme une agression qu’il faudra savoir extirper en utilisant divers moyens dont certains peuvent rappeler l’origine archaïque de diverses pratiques plus sophistiquées comme l’acupuncture ou l’homéopathie. A titre d’illustration, nous rapportons l’exemple du peuple Achuar cité par Vitebsky (p.110-111) qui rend compte de leur manière d’extirper le mal : «Prenons l’exemple des Achuar de la jungle, à la frontière du Pérou et de l’Equateur en haute Amazone. Ils ne vivent pas dans des communautés fixes mais forment des familles isolées, très éloignées les unes des autres, et dans un état de conflit quasi permanent. Toute maladie, tout malheur a pour cause une agression, le plus souvent sous forme de fléchettes empoisonnées : si quelqu’un se noie dans les rapides, ce sera parce qu’un anaconda envoyé par un chamane hostile le tire au fond de l’eau. Ici, le pouvoir de guérir dépend du pouvoir de tuer. Les soins ne pourront être prodigués que par un chamane qui possède le même type de fléchette que l’agresseur : elle s’enfoncera dans la chair du patient pour ramener sa semblable à l’air libre par un processus de récognition mutuelle. On ne peut jamais anéantir ces fléchettes ni les mettre hors-jeu. Â»

 

Tous les anthropologues s’accordent aujourd’hui pour reconnaître dans les pratiques scientifiques ou scientistes occidentales des Â« vestiges des pratiques chamaniques Â» ou « une résurgence spontanée de la pensée chamanique Â» qui sommeille en chacun de nous. Ainsi les théories très souvent peu vérifiables qui s’appliquent à la compréhension du monde des souffrances psychosomatiques et comportementales des humains reposent en général sur des postulats obligeant tant le praticien que le patient à y voir une vérité. Il est largement admis aujourd’hui par de très nombreuses études portant sur les ingrédients de l’efficacité des thérapies humanistes que cette vérité ou cette croyance dans la pratique et les fondements des thérapies sont d’autant plus efficientes qu’elles sont réciproquement acceptées et partagées par le praticien et le consultant.   « Les cultures chamanistes ont des thèses particulières sur ce qui existe (ontologie) et comment les choses arrivent (causalité). Si l’on partage ces thèses, l’acte chamanique peut être efficace. C’est ainsi que fonctionne la médecine occidentale conventionnelle. On trouve beaucoup de rituel, de respect et de conventions sociales dans la majorité des consultations médicales, et l’« effet placebo Â» montre que ceux à qui l’on a donné un médicament factice réagissent souvent comme s'il ne l’était pas. Dans la plupart des situations où le chamane peut s’avérer utile, les patients combinent traitement chamanique et médecine hospitalière de façon subtile et complexe. A son tour, la médecine conventionnelle est de plus en plus influencée par certaines attitudes chamaniques, particulièrement lorsqu’on s’emploie à favoriser les bonnes relations entre le docteur et son malade. Le parallélisme est plus frappant dans les psychothérapies où les soins impliquent un contexte social, comme dans la thérapie de groupe. Ces approches insistent sur le besoin de comprendre le monde et la position qu’on y occupe. Le rituel fonctionne parce qu’il exprime des besoins et des sentiments, mais il modifie aussi la santé du patient en influençant ses perceptions. Il peut avoir des effets physiologiques, mais ceux-ci ne sont pas les seules preuves de son efficacité, de la même manière que les symptômes physiologiques ne constituent pas la maladie à eux seuls. Â». (Vitebsky, p. 143)

 

De même les états ou expériences mystiques revendiqués par les adeptes de différentes religions, sectes ou de pratiques ascétiques comme celles des yogi ou des derviches tourneurs seraient à rapprocher, sans néanmoins jamais pouvoir l’affirmer, des phénomènes d’« extase» rencontrés dans les pratiques chamaniques obtenus soit par des exercices physiques spécifiques ( jeûne, hyperventilation, vertiges, isolation, etc.) soit dans leurs formes dites dégénérées par le recours à des substances hallucinogènes. Ces états d’extase sont eux-mêmes considérés comme des manifestations cliniques d’expériences d’« Ã©tat de conscience modifiée Â» que l’hypnose est susceptible de la même manière d’induire. Ces phénomènes observés pareillement dans la transe, que certains assimilent à des modifications physiologiques, altèrent à la fois le vécu et le fonctionnement psychique (hallucinations, état de grâce, anesthésie, amnésie, activité automatique etc.). Ils sont très similaires dans leurs manifestations cliniques aux crises d’épilepsie temporale. De nos jours, ces expériences « exceptionnelles Â» ont été récupérées par une jeunesse « désabusée, désÅ“uvrée, désenchantée Â» à travers les rave parties et leurs rythmes hypnotiques, effrénés de la danse et de la musique « techno Â», les stimulations lumineuses et olfactives, le tout associé le plus souvent à la prise de substances excitantes ou hallucinogènes afin d’obtenir une transe par épuisement des sens. Cet épuisement des sens peut a contrario s’obtenir par des « techniques Â» en apparence plus passives comme le jeûne extrême ou la désafférentation neurosensorielle par isolement ou par des pratiques particulières de restriction mentale ou physique. Toutes ces techniques sont largement récupérées par de nombreux mouvements néo-chamanistes du « New Age Â» afin de faire vivre des états extatiques qui permettent probablement aux adeptes comme aux gourous de mieux se convaincre du bien-fondé de leur « nouvelle Â» religion. (Vitebsky, p.150-153).

 

Cet engouement des jeunes pour les pratiques néo-chamanistes à travers des groupes prodiguant un « enseignement Â» sont certainement une réaction dans nos sociétés occidentales à la perte des valeurs jusque là fortement investies par les populations comme la religion, la science ou la politique qui ont toutes montré le peu de confiance et de crédibilité qu’on peut leur accorder, notamment suite à l’effondrement du bloc de l’Est, aux guerres de religions et aux catastrophes écologiques induites par l’homo « economicus Â». Tout naturellement il se trouve à ces moments-clés de l’histoire des hommes plus ou moins honnêtes pour entraîner les nouvelles générations vers plus de spiritualité et d’harmonie entre l’homme, sa planète nourricière Gaia et le cosmos.

 

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